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J’ai de la chance. J’en suis pleinement consciente. Je suis une privilégiée. Mais je déteste me le dire, je déteste le penser car ces vérités n’existent que parce que d’autres souffrent quotidiennement, vivent des horreurs, subissent le pire. C’est parce que des personnes n’ont rien que ces phrases peuvent être prononcées, c’est bien pour cela que je les déteste.

Si je dis « j’ai de la chance », j’entends derrière que d’autres n’en ont pas et ça me fend littéralement en deux. Me réjouir d’être en vie, de ne manquer de rien, d’avoir des souffrances que l’on peut réussir à panser, ou avoir de la peine pour les autres, ceux qui attendent que leur tour vienne, pire ceux qui savent que leur tour ne viendra jamais.

Aujourd’hui ceux-là habitent Alep.
Une ville dont j’ignorais le nom et la situation lorsque j’avais moi-même l’âge des enfants qui y meurent actuellement sous les bombardements. Et cette dernière phrase me paraît irréelle, on ne devrait pas pouvoir écrire ça.

J’ai voulu encore une fois fermer les yeux, me protéger, faire ce que j’ai toujours fait, croire que c’était un film, un très mauvais film, un cauchemar, tout sauf la réalité. J’ai essayé de me mentir pendant des mois comme je le fais souvent, toujours en fait. Je n’ai pas posé de question, je n’ai rien demandé, j’ai mis des œillères et je n’ai pas voulu entendre comme si le simple fait de le faire allait faire disparaître tout ça, comme peuvent le faire si facilement les enfants en se cachant les yeux quand le film est trop sombre. Pour eux la technique semble fonctionner mais comme eux, j’ai aussi écarté un peu mes doigts pour voir à travers quand même. 

Et aujourd’hui, à 30 ans passé, des responsabilités de parent depuis pas si longtemps et un métier qui contribue à former les adultes de demain depuis un peu plus longtemps, je suis obligée de me rendre à l’évidence. Les journaux sont présents et les gros titres affichés partout, les images circulent et même en ne voulant pas les voir, mes activités sur les réseaux sociaux et la vie dans un monde incroyablement connecté m’imposent la réalité. Une réalité qui me paraît si lointaine et qui frappe pourtant à ma porte comme si elle était juste derrière. Et c’est pourtant aujourd’hui, où l’être humain ne peut plus ignorer, ou s’il ignore, le fait volontairement, c’est aujourd’hui que l’être humain me semble aussi le moins concerné. Alors même qu’il est informé avant les journalistes de la situation de cette ville par les civils eux-mêmes via les réseaux sociaux, alors même qu’il est informé à la minute près de la tragédie, alors même qu’il voit ces êtres humains mourir quasiment sous ses yeux, en direct, il semble pourtant ne pas réagir. On dirait bien que les technologies et outils actuels rendent possible la proximité des faits et leur pleine conscience et dans un même temps favorisent l’éloignement et l’individualisme comme si la souffrance était banalisée dès lors qu’elle était visible au quotidien. 


Aujourd’hui, j’avais envie de rire, de faire le sapin, de profiter de mes petits. Aujourd’hui, c’était aussi le spectacle de la chorale de mes élèves, un moment de partage, de joie, d’unité et pourtant aujourd’hui, d’autres enfants du même âge voient leur monde s’écrouler. Et je n’arrive pas à ne pas y penser.


Hier soir, je me suis dit que je n’avais pas le droit de rester dans l’ignorance, de cacher cette partie du monde à mes yeux. Je me suis dit que si je continuais à effacer ces moments et donc ces lieux de ma mémoire, certes j’avancerais plus facilement mais ma carte du monde deviendrait bien vide. J’ai réalisé que me cacher les yeux n’effaçait pas la guerre. Alors j’ai posé des questions à Paparaignée. Je lui ai posé des questions comme une enfant aurait pu le faire, à coup de « mais pourquoi » qui ne s’arrêtent jamais car il y avait forcément une explication, espérant qu’il allait me répondre, que tout allait s’éclaircir et que je pourrais repartir sereinement faire mon chemin de vie après la conversation. Mais dans ces situations, on a beau chercher, lorsque l’on n’est pas conditionné pour cela, il n’y a pas de réponse et je me suis dit que c’était sûrement mieux car donner une explication à la cruauté serait sans doute lui donner un sens, la légitimer, donner raison aux bourreaux. Alors toujours comme une enfant, notre conversation n’a pas eu de fin, mes pourquoi particuliers sont devenus un immense pourquoi général. Pourquoi il y a des guerres ? Comment des êtres humains peuvent en arriver là, à faire autant de mal ? C’est inconcevable. Est-ce que les élèves qui ont été et seront sur mon chemin, ces petits qui naissent innocents et que j’essaie de former tant bien que mal au respect de l’autre, est-ce que certains deviendront comme ça ?

J’ai assommé de questions Paparaignée qui me paraît toujours tellement plus réaliste que moi et qui a les pieds sur terre. Il me semble aussi toujours moins affecté. Je lui en veux de sa non révolte, de son attitude qui donne l’impression qu’il ne se pose jamais de question, il sait mais ne dit rien, il sait mais ne fond pas en larmes, il sait mais reste debout. Si moi je savais vraiment tout, si j’acceptais cette réalité, je m’écroulerais sans doute. Hier soir, encore une fois, je lui en ai un peu voulu et je lui ai dit : « Mais tu me dis ça et ça ne te fait rien, mais tu m’expliques ça et tu trouves ça normal ? ». Puis je me suis ravisée, évidemment non  il ne trouve pas ça normal, évidemment oui, ça le touche mais il a assez de force pour continuer à vivre normalement parce qu’il le faut bien. Et je le sais pertinemment, lorsque je m’énerve contre lui à ce moment, c’est en fait contre moi que j’enrage, parce que je n’arrive toujours pas à comprendre, parce je n’arrive pas à accepter, parce que je suis impuissante et que mes questions ne permettent pas d’arranger les choses. Je lui transfère ma rage pour ne pas me noyer dans ma propre culpabilité. Le message que je lui envoie m’est clairement destiné mais il est trop difficile à entendre. 
Il a ce que je n’ai pas, sa réaction n’est pas d’effacer pour avancer comme moi, mais d’ouvrir grand les yeux, de s’informer, de savoir et d’accepter ou en tout cas d’admettre car l’acceptation suppose le consentement.
Je n’y arrive pas, et quand je finis par me retrouver en face à face avec la réalité, si je ne la fuis pas, je meurs aussi. Alors, je continue à fuir, enfin à essayer, rattrapée régulièrement par les mots/maux et les images, qui m’interrogent, me font avoir une pensée pour ceux qui souffrent, me font culpabiliser aussi, moi la reine de la culpabilité qui pourrait porter tous les malheurs du monde sur les épaules.
Je souffre en silence, mais ma souffrance n’est rien comparée à la leur, les larmes roulent sur mes joues alors qu’eux n’ont sûrement même pas eu le temps de pleurer, j’évacue la colère, la peur, l’incompréhension, eux la subissent, je reviens à ma réalité et j’oublie pour vivre, eux n’ont pas le choix et meurent pour oublier.
Oui j’ai de la chance. Je suis une privilégiée, quand la réalité qui n’est pas la mienne vient me frapper au visage, quand je culpabilise de ne rien pouvoir faire, quand j’ai honte de ce que l’être humain peut faire, j’ai quatre yeux plein de rêves et  quatre bras plein d’envies qui m’agrippent pour me forcer à sortir la tête de l’eau. Leur regard et leurs gestes repoussent tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde et me crient qu’ils sont vivants, qu’ils sont innocents et qu’ils sont plein d’espoir. Et je continue à y croire. Finalement, ma fuite est peut-être ma force. Je fais partie de ces gens qui ont la capacité à effacer le négatif de leur cerveau. Chaque année, je pense à l’année d’avant en me disant que c’était la meilleure de ma vie, comme si par la seule force de le vouloir, les souffrances et les difficultés rencontrées n’avaient pas existé. 

 

En réalité, je n’oublie rien. Un petit coin de ma tête et de mon coeur restera à Alep et passera certainement malheureusement par d’autres villes dans les années à venir mais je garde toute la force dont j’ai besoin pour avancer, je garde l’espoir nécessaire qui me permet de lutter à mon échelle avec mon arme : l’éducation. La carte du monde se complète d’une manière que j’aimerais différente, les endroits en souffrance deviennent plus nombreux mais le monde des bisounours ne s’avoue toujours pas vaincu et est encore bien présent dans la plus grande partie de mon cerveau, il me permet de créer des souvenirs positifs plus puissants que le reste. 

 

Ce soir, j’ai une pensée pour Alep et ce n’est pas fini, des larmes coulent ici, et c’est du sang là-bas. Alors, il ne me reste qu’une chose à faire, aller regarder dormir mes garçons qui ont la chance de passer une nuit sereine. J’espère qu’il n’y en aura que des comme ça dans leur vie. J’espère qu’à mon âge ils seront plus réalistes, plus concernés, plus réveillés que moi, plus révoltés, plus combatifs face à cela. Mais j’espère aussi qu’ils arriveront de temps en temps à fermer les yeux, fermer les yeux pour avancer, fermer les yeux pour se protéger, fermer les yeux pour faire disparaître la guerre juste un peu. En fait j’espère surtout que quand ils auront mon âge, ils n’auront pas besoin d’être tout cela, de faire tout cela, pas besoin de stratégie, où en tout cas par pour ce genre de cause parce que le mot guerre sera désuet, il ne sera plus qu’un lointain souvenir, aussi désuet que le mot désuet lui-même. Et j’aime à penser qu’ils se marreront autour d’un verre en se disant : « ils étaient bien cons quand même nos anciens, il y a tellement de belles choses dans le monde, qu’est-ce qu’ils ont eu besoin d’inventer ça ! »

Pas très loin de Paris, mercredi 14 décembre 2016.