Ecrire pour oublier, ça ne sera pas possible.
Ecrire pour surmonter, peut-être.
Ecrire pour évacuer, assurément.
En tout cas écrire, peu importe l’issue. C’est ce que j’essaie de faire depuis presque deux semaines et j’ai plus de difficultés que d’habitude. C’est pourtant quasiment instantané quand j’en ai besoin, ma manière à moi de crier, de pleurer, de frapper pour continuer à avancer. Mais là c’est différent, ça reste coincé . Les cris ont du mal à sortir, les larmes et les coups aussi. Un peu de déni sans doute comme pour me protéger au début et puis un tel bouleversement que l’émotion engendrée a pris un volume bien plus important que je ne l’imaginais, trop imposant pour sortir d’un seul coup.
Cette quatrième semaine d’école n’a pas eu le goût qu’elle devrait, pas tout à fait. Ce goût d’on y est. Ce goût agréable que prend la classe après quelques semaines à se jauger, à se connaître, à s’apprivoiser, à comprendre le fonctionnement, à emmagasiner les informations, à oser. Ce goût qui succède à la crainte, à l’interrogation, à l’excitation et à la charge administrative et logistique incommensurable des premiers jours. Tout prend réellement forme, les choses se construisent enfin, la routine s’est mise en place nécessaire à l’explosion de créativité, de naturel, de plaisir spontané, de vie !
Un autre goût a pris le dessus, un goût amer, un goût d’imprévu avec une pointe de « ça devait arriver », un goût d’encore et de pourquoi à la fois, le goût de trop. Une explosion aussi mais pas de celles qui nous animent, nous font renaître et nous font vivre à 100 à l’heure. Une explosion de celles qui nous assomment, qui coupent tout espoir et qui nous figent sur place.
L’école tue, on le savait déjà mais il aura fallu qu’un quatrième drame arrive pour que d’autres en prennent conscience. Un drame avec une lettre poignante qui pointe du doigt ce qu’on sait tous quand on est du métier mais que l’on garde encore trop souvent pour nous, la gorge nouée et le coeur serré, au plus profond pour continuer à se concentrer sur ce qui nous anime. Quatre drame en quatre semaine, on tient le rythme mais pas le bon.
Et pourtant.
Je suis née avec ce qui me semble aujourd’hui une grande force que certain appelleront naïveté, mais que moi j’appellerai espoir.
L’espoir n’empêche pas l’épuisement, il n’empêche pas la difficulté, il n’empêche pas la crainte.
L’espoir n’est pas un bouclier, ni une baguette magique, il ne me permet pas de dormir suffisamment, il ne remplit pas la paperasse à ma place, il ne sauve pas les enfants en situation difficile, il ne me permet pas d’accueillir cette petite fille en fauteuil comme il le faudrait, il ne donne pas sa chance à tous.
L’espoir ne fait pas baisser les effectifs, ni augmenter les salaires.
L’espoir ne soigne pas les maux, ni les mots.
L’espoir n’arrête pas les agressions, les remontrances, les humiliations, les exigences et les absurdités.
L’espoir ne permet pas le respect du rythme et des besoins de l’enfant, il n’augmente pas les AESH, les atsem, les assistantes sociales, les psychologues scolaires et les maîtres E et G.
Mais l’espoir nous tient debout et fait briller la flamme qui est à l’intérieur de nous, celle que l’on décide d’allumer lorsque l’on choisi ce métier même si aujourd’hui, de plus en plus, on peine à l’entretenir. Alors on souffle sur les braises, on fait ce qu’on peut pour la garder en vie, on cherche du bois toujours, partout, là où l’on peut, souvent par nos propres moyens, même si les stocks s’amenuisent. Christine Renon et d’autres avant elle n’avaient plus de souffle ou plus de combustible et la flamme s’est éteinte, l’espoir avec elle, impossible à rallumer cette fois. Pourtant tous savaient combien elle a soufflé, toute l’énergie qu’elle y a mise et le temps qu’elle y a passé.
Combien de flammes vont encore s’éteindre ? Combien de temps va-t-il falloir attendre avant de considérer que cela n’est pas normal ? Qui va enfin prendre la mesure de cette situation ?
L’école tue, on le savait déjà mais la situation ne s’arrangera pas au vue de la manière dont cela est encore une fois traité par ceux qui pourraient agir.
Comment ont-il pu parler du devoir de réserve avant tout autre chose ? Comment ont-il pu demander aux familles et aux enseignants de réintégrer l’école dès le lendemain comme si de rien n’était, à chaud, sans même prendre le temps d’accuser le choc, de se recueillir, de se consulter, de savoir comment réagir face aux élèves après avoir repris ses esprits s’il est possible de les reprendre ? Comment ont-ils pu dire que les enfants allaient vite oublier ? Et pire encore, comment ont-il pu demander aux familles de traverser le hall de l’école, lieu du drame, en retenant leurs larmes ? Oui ce furent bel et bien leurs mots !
Ma flamme va rester allumée encore pour quelques temps je l’espère mais ce n’est pas grâce à ceux qui nous salissent régulièrement, ce n’est pas grâce à ceux qui nous déconsidèrent un peu plus chaque jour, ce n’est pas grâce à ceux qui enlèvent tous son sens à l’école, ce n’est pas grâce à ceux qui nous précipitent vers la fin consciemment car comment ne pas ouvrir les yeux à présent ! Si je suis encore debout, fidèle au poste, c’est probablement grâce à l’enfant que j’ai été, à ceux que je côtoie chaque jour et qui me donnent autant d’énergie qu’ils m’en prennent. C’est grâce au sens profond et véritable de ce métier, à son essence même.
Mais une flamme s’est éteinte et ça aurait pu être la mienne, ça aurait pu être la nôtre. Enseignants, directeurs, personnels d’éducation, on se reconnaît dans la lettre de Christine Renon, elle nous parle, on sait exactement ce qu’elle signifie. C’est aussi pour ça que c’est si difficile, pour cela que nous sommes bouleversés.
Cette charge terrible, vide de sens, dont elle parle dans sa lettre, on la connait tous et on ne sait jamais jusqu’où elle pourra nous précipiter. Je pourrais vous raconter comment moi aussi, on m’a laissée me débrouiller lorsque ma deuxième année comme remplaçante d’un maître formateur en dépression, je me suis prise un poing dans la figure pas un élève plus grand et plus fort que moi physiquement pour protéger le reste de la classe sans que la hiérarchie ne bouge le petit doigt à part pour m’envoyer le mot habituel remerciant de « gérer la situation », comment lorsque j’ai demandé une écoute psychologique ou une aide quelconque pour évacuer, on m’a répondu que sans trace au visage de ce coup, ça n’allait pas être possible. Comment cette même année, lors d’un remplacement antérieur, je m’étais déjà retrouvée à l’hôpital, seule, un orteil cassé car un élève de cp avait envoyé valser un banc pendant une crise de violence. Ce sont les enseignants de l’école et la directrice qui m’ont soutenue, qui m’ont aidée, qui ont tout fait pour que je ne culpabilise pas, que je ne doute pas, que je garde mes forces et mes espoirs. Je pourrais vous en raconter d’autres, mes expériences , celles des collègues que j’ai croisés pendant ces 11 ans d’enseignement, de cette directrice qui buvait en cachette à cette collègue éteinte et dépressive que l’on laissait pourtant devant une classe, en passant par cette autre qui a dû menacer par écrit de commettre l’irréparable sur ses élèves alors qu’elle ne l’aurait jamais fait pour qu’enfin on l’entende, … J’aurais des exemples personnels ou de proches par dizaines, et aujourd’hui, les langues se déliant, ce sont des centaines de témoignages encore plus graves qui affluent.
Une flamme s’est éteinte. Même les flammes les plus hautes, les plus inébranlables, les plus actives peuvent s’éteindre. Christine Renon n’avait plus de souffle mais la lettre qu’elle a laissée, le message qu’elle a porté, la tempête qu’elle a déclenchée est un souffle pour tous ceux qui restent, un souffle pour raviver les flammes de chacun, pour qu’elles s’unissent et deviennent plus grandes, plus puissantes.
Aujourd’hui, j’ai envie de lui dire merci pour ce qu’elle a choisi de laisser en partant.
Merci aussi à ces collègues dont j’ai croisé la route et qui avait aussi cette flamme, qui jointe à la mienne a fait le feu plus grand et plus facile à maintenir !
Merci à ma famille qui accepte que je passe parfois beaucoup de temps à entretenir le feu, et qui me fait comprendre que je dois avoir confiance car ma flamme est plus forte que celle de tous ces crétins à la tête de l’état qui n’ont toujours pas compris qu’on n’allumait pas un feu avec une allumette mouillée.
Merci à ces enfants, tous ceux que j’aurai croisés et qui ensemble auront rendu la flamme plus résistante face à ceux qui auront essayé de l’éteindre.
Merci à ces parents qui me font confiance, à cette maman qui en quelques mots il y a deux jours m’a donné du bois pour tenir tout l’hiver et probablement pour plus longtemps encore.
Aujourd’hui je me bats encore et je ne lâche pas l’affaire pour tous ces gens là, pour l’enfant que j’ai été et que les enseignants ont su tellement bien réchauffer qu’ils lui ont transmis un peu de leur flamme … pour l’adulte que je suis et qui garde espoir encore et toujours de réussir à la préserver.
Merci à Christine Renon qui en éteignant sa propre flamme a choisi de déclencher un feu de forêt !
Pour lire la lettre de Christine Renon, c’est ici : https://drive.google.com/file/d/1FAkwb5gwrsGVhOcgci92NPFeU7T54yvA/view
Chère Marie,
J’aurais préféré revenir sur votre site en d’autres circonstances.
Je partage votre désarrois même si mes larmes jointes aux vôtres n’éteindront pas nos flammes
Je vous envoie mon amitié.
Stéphanie
Merci, je suis très touchée par votre message. J’ai reçu beaucoup de gentils témoignages d’affection et d’encouragement comme le votre de la part de parents d’élèves, qui sont à mes côtés chaque jour, de la part d’amis mais aussi d’inconnus via la page facebook du blog entre autre et la flamme n’en est que renforcée même si on n’oublie pas et si on reste préoccupé par la situation.
Mes amitiés également.
Marie